Charles Stépanoff, « Voyager dans l’invisible. Techniques chamaniques de l’imagination. »

« Lorsque les Koriak vont à la chasse aux vapaq, ils s’aident d’un bâton pour saisir leur proie sans lui blesser le pied. En effet, il est important de n’infliger au vapaq aucune « blessure », au risque d’être soi-même blesser plus tard. En découvrant le vapaq, certains lui adressent des paroles flatteuses : « Ah, enfin je t’ai trouvé, comme tu es beau !” D’aucuns vont même jusqu’à exécuter quelques mouvements de danse devant lui pour lui plaire.
Ce vapaq amateur de compliments et de danses est un champignon hallucinogène, l’amanite tue-mouches (Amanita muscaria), dont les Koriak demeurent aujourd’hui les plus grands consommateurs du monde sibérien. » (p. 157 – 158)

Que les amateurs de substances hallucinogènes passent leur chemin car ce n’est absolument pas le propos du livre. Au vue des connaissances actuelles, c’est même un grave contresens de placer les états modifiés de conscience au cœur du chamanisme. La consommation d’Amanita muscaria étant même plutôt anecdotique en Sibérie.

La première partie du livre va d’abord s’intéresser à ce qu’est l’imagination. Comment est-elle perçue, de même que les rêves, en Occident par rapport à d’autres cultures. Quels sont les contresens que nous faisons à son sujet et dont il faut nous départir au vue des connaissances actuelles. Quels sont ces différents modes.

D’abord, nous avons tous fait l’expérience du rêve. Mais comment notre imagination se met-elle en mouvement selon que nous lisons un livre, nous regardons un film, nous jouons à un jeu vidéo ou qu’un ami nous raconte ce qu’il a fait lors de ses dernières vacances. Comment notre imagination se met-elle en mouvement lorsque c’est nous qui écrivons un livre. Comment se met-elle en mouvement lorsque nous planifions nos futurs vacances. Qu’est-ce qui se passe lorsque nous nous mettons à rêvasser et que notre esprit divague de manière involontaire.

Est-ce que l’imagination ne se passe que dans notre tête ? Est-ce que l’imagination est l’inverse du réel ? On notera simplement ici que l’imagination est capable de fonctionner – de manière volontaire ou non – en surimpression du réel, que l’on est capable de s’imaginer en vacances sous le soleil d’une île déserte alors que nous sommes enfermé dans un bureau à Paris sur notre lieu de travail.

Bref, l’imagination est un phénomène et un outil extrêmement puissant chez Homo sapiens.

La suite du livre nous fera découvrir les différents types de chamanismes sibériens que l’auteur classe en deux catégories. Un chamanisme hétérarchique lié au rituel de la tente sombre. Et un chamanisme hiérarchique lié au rituel de la tente claire.

Comment devient-on chamane. Comment se déroulent les différents rituels. Comment s’organisent les sociétés où l’on trouve des chamanes. Quel est le rôle des chamanes ? Comment est jugée l’efficacité des chamanes.

Le livre va étudier plus précisément les tambours des chamanes, leurs habits, leurs chants, leurs voyages dans l’invisible et le monde des non-humains et les similitudes entre tout cela et la « cartographie » des habitations, des mythes et des cosmologies de ces populations.

Chasseur-cueilleurs, pêcheurs, éleveurs, stockeurs ou non, esclavage, richesses, mariage et hiérarchie sociale, tous ces thèmes essentiels en ethnologie seront évidemment abordés. Le rapport au monde des non-humains, à la nature, l’animisme, le totémisme, le naturalisme et l’analogique également.

« L’invisible, les images et la hiérarchie. »

Au terme de cet ouvrage, nous avons donc une formidable mise en perspective, via l’étude des techniques chamaniques de l’imagination, de notre propre rapport au monde, aux animaux, aux plantes, à notre environnement, aux autres et à nous-mêmes. Encore une fois, il n’est pas question de faire un éloge naïf de ces sociétés face aux dérives du monde occidental. Mais, s’il n’est pas question de les prendre pour modèle, au moins constituent-elles une source d’inspiration inépuisable pour nous montrer qu’un autre rapport au monde des non-humains est possible. Que si des atavismes propre à Homo sapiens semblent se faire jour, la puissance de notre imagination est aussi un moteur pour bâtir sans relâche un monde enfin respectueux du vivant et de notre seule niche écologique : la Terre.

« Comme le dit Baptiste Morizot dans sa réflexion philosophique sur l’art du pistage, les chasseurs sont « voués à trouver des choses absentes. Pour cela, dépourvus de nez, il fallut éveiller l’œil qui voit l’invisible, l’ œil de l’esprit ». Le chasseur explore les mondes animaux en faisant émerger l’invisible du visible. Sur le terrain en Sibérie, un ami tuva m’avait fait observer la proximité entre l’expérience de l’invisible chez le chasseur et chez le chamane. Morizot a la même intuition qu’il formule avec beaucoup de justesse : « La méthodologie du pistage rejoint en profondeur un rite chamanique : la délocation qui consiste en le pouvoir de déplacer son esprit dans le corps d’un animal – souvent un félin, un loup ou un rapace. » Notre hypothèse est que l’imagination du voyage chamanique mobilise une disposition humaine à s’immerger dans d’autres mondes qui nous vient du passé cynégétique de notre espèce, représentant plus de 90 % de son histoire.

C’est un paradoxe (c’est moi qui souligne) intrinsèque de la prédation humaine que, pour devenir chasseurs, nos ancêtres ont dû développer une sensibilité réellement exceptionnelle aux mondes intimes d’autres espèces. Aucun autre prédateur ne manifeste cette étonnante empathie de l’homme envers ses proies, qui nous a menés jusqu’à créer des sociétés protectrices des animaux. La mauvaise conscience qui mène aujourd’hui en Occident certains mouvements à prôner le végétarisme n’est pas une invention originale des sociétés modernes, c’est un nouvel avatar de notre douloureux paradoxe (c’est moi qui souligne) d’être des prédateurs empathiques.

Ceci explique sans doute en partie pourquoi, dans les sociétés dont le mode de vie est centré sur la chasse, les relations entre humains et animaux sont souvent marquées par ce que les anthropologues appellent l' »animisme ». L’ontologie animiste est un mode de relation aux êtres non-humains qui leur attribue une vie mentale et une socialité semblables à celles des humains. Quand on est quotidiennement amené à observer et poursuivre des animaux sauvages et que l’on dépend du succès de la chasse pour nourrir sa famille, il est vital de savoir s’immerger dans leur subjectivité. » (p. 45 – 46)

2 commentaires

  1. Merci de votre retour.

    Il n’y a pas de projet.
    Cependant, si des articles sur ces livres et sujets sont disponibles ailleurs sur le web, leur collection ici permet je l’espère de découvrir des choses que l’on ne cherchait pas au départ.

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