Malcolm Ferdinand, « Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen »

Certains ont du mal à voir le lien entre inégalités sociales, discriminations raciales, domination politique et pollution / destruction de l’environnement.

Peut-être faut-il d’abord rappeler que si des esclaves ont été raflés en Afrique, puis débarqués sur des terres raflées aux autochtones Amérindiens, c’est pour, après avoir rasé des forêts entières, les exploiter à mort dans des monocultures de canne à sucre, de cacao, de café et d’indigo. Des esclaves ont également été exploités à mort pour extraire l’or et l’argent des mines du nouveau Monde.

Peut-être faut-il rappeler que ces produits n’étaient destinés ni à la consommation des esclaves, ni à celle des pauvres où ils étaient exportés.

Peut-être faut-il rappeler que, l’esclavage aboli, les colons ont reçu des dédommagements financiers pour les pertes occasionnées par la libération de leur main d’oeuvre, de leur biens. Que dans le même temps, la plupart des anciens esclaves n’ont eu d’autre choix que de continuer à travailler pour leur anciens maîtres, toujours dans des conditions déplorables, mais, cette fois, en « hommes libres ».

Plan d’un navire négrier. Cliquez pour voir en haute résolution sur wikimédia

Peut-être faut-il enfin rappeler que l’abolition de l’esclavage n’a pas mis fin aux inégalités entre les hommes ni à la colonisation. En effet, la conférence de Berlin de 1884 à 1885 a vu les puissances européennes se partager l’Afrique colonisée. Ces mêmes puissances, avec les États-Unis, qui se sont livrées des guerres impitoyables pour coloniser le reste de la planète, des plus petites îles jusqu’à l’Asie du Sud-Est et le sous-continent indien.

Une seule raison à tout cela : s’accaparer les richesses et les ressources de ces terres, hommes, femmes et non-humains compris. Les plus stratégiques de ses ressources depuis le XIXe siècle étant considérées comme les énergies fossiles.

Ainsi, on comprend donc mieux pourquoi il est tout à fait légitime et même nécessaire de tisser des liens entre inégalités sociales, discriminations raciales, domination politique et pollution / destruction de l’environnement. Pourquoi se contenter uniquement des critiques environnementales ou coloniales / raciales fait toujours l’impasse, consciemment ou non, sur l’autre moitié des questions qui nous occupent.

« Tout comme le pétrole, le gaz, le charbon et le bois, la modernité a aussi manufacturé une énergie Nègre. […] de la Grèce antique et l’Empire romain à la traite négrière transatlantique, les esclaves constituèrent une source énergétique fondamentale, équivalente aux énergies fossiles contemporaines. » (p. 105). Pour éviter les contresens, il est nécessaire également de comprendre ce que le mot « Nègre » recouvre dans l’esprit de l’auteur : « L’essentialisme ancré dans l’usage du mot « Nègre » a laissé penser à tort que cette condition sociale et politique était inhérente à l’épiderme des Noirs et ne concerne que les humains. Ici, le mot « Nègre » ne désigne plus une couleur de peau, un phénotype, ni une origine ethnique ou une géographie particulière. Il désigne tout ce qui furent et sont dans la cale du monde moderne : les hors-monde. Ceux dont les survivances sociales sont frappées d’une exclusion du monde et qui se voient réduit à leur « valeur » énergétique. Le Nègre est Blanc, le Nègre est Rouge, le Nègre est Jaune, le Nègre est Marron, le Nègre est Noir. Le Nègre est jeune, le Nègre est vieux, le Nègre est femme, le Nègre est homme. Le Nègre est pauvre, le Nègre est ouvrier, le Nègre est prisonnier. » (p.106). J’ajouterai, car ce n’est pas dit dans la citation mais ailleurs dans le livre : les personnes en situation de handicap, les homosexuels et les communautés LGBT.

Cachot de Cyparis à Saint-Pierre, Martinique (2013).

On voit qu’exploiter les ressources d’une terre c’est bien souvent exploiter aussi ses habitants, les considérer comme une simple ressource. Qu’exploiter inconsidérément les ressources d’une terre, c’est, à court terme, faire peser une menace sur ses habitants, et à long terme, faire peser une menace sur l’ensemble des habitants de la Terre. Les luttes contre les discriminations (coloniales, raciales, sociales, de genre, sexuelles…) ne sont donc pas opposées aux luttes environnementales, elles sont absolument complémentaires dans leur diversité.

« Panser cette fracture permet de repérer les deux apories communes de l’abolitionnisme, de l’anticolonialisme et de l’environnementalisme. Première aporie : il est illusoire d’interdire la domination et l’exploitation des êtres humains par d’autres êtres humains à travers l’esclavage, la traite négrière et la colonisation, tout en conservant une organisation sociale et économique qui a pour fonction l’exploitation coloniale de la Terre. Changer de politique implique de changer d’écologie. Deuxième aporie : il est illusoire de préserver des espaces naturels et des forêts de la Terre des désirs financiers de certains humains, dès lors que l’on accepte l’asservissement d’autres êtres humains à travers les dominations esclavagistes et coloniales : changer d’écologie implique de changer de société. Ces apories constituent une écologie coloniale, maintenant la séparation factice entre devenir matériel de la planète et des non-humains, et devenir social et politique des humains. » (p. 209).

« […] L’écologie décoloniale dénonce les situations de colonialisme environnemental où un État ou un groupe parvient à imposer un usage de la terre qui, d’une part, usurpe des biens communs à des fins de profits privés et, d’autre part, se traduit par la dégradation du milieu de vie des habitants locaux. Elle met aussi en cause le legs hétérotopique de la colonisation, l’imaginaire collectif par lequel certains espaces sont penser comme espaces autres, espaces aux marges où il est admis d’y faire ce qui ne serait pas admis au centre. » (p. 312).

C’est une même chaîne logistique multinationale et destructrice de vie qui mène des mines de cobalt en République démocratique du Congo, des énergies fossiles des pétromonarchies et pétrolières occidentales, aux employés des mega-entrepôts logistiques européens en passant par les villes-usines Chinoises ; des forêts amazoniennes rasées et remplacées par du soja sur-arrosé de pesticides jusqu’à la viande de bœuf sous cellophane de nos assiettes. Autrement dit, l’ouvrier français, l’ouvrier agricole brésilien, l’ouvrier agricole des plantations de cacao ivoirienne et l’ouvrière chinoise, loin d’être des ennemis, sont les victimes communes des prédateurs du monde qui font faire le sale boulot à des jeunes cadres dynamités au bord du burn-out dont même leur voyages ostentatoires à l’autre bout de la planète ne sont plus vécus que comme des soins palliatifs.

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